Dans la nuit de Bicêtre

Marie Didier

Gallimard, « L’un et l’autre », 2006, rééd. Folio, 2007

 

Mes frères les fous

 

Ce livre n’est ni un roman, ni un essai. C’est un récit de vie et une méditation qui font sortir de l’anonymat Jean-Baptiste Pussin (1745-1811), l’homme qui a libéré les fous de Bicêtre en leur ôtant les fers qui les enchaînaient, pour les remplacer par la camisole de force qu’il a peut-être inventée. Ce geste essentiel dans l’histoire de la psychiatrie a été attribué à Philippe Pinel, qui reconnaît pourtant dans son Traité médico-philosophique que l’initiative en revient entièrement à Pussin et note scrupuleusement : « A mon grand regret, je n’avais pu, durant mes fonctions à Bicêtre, mettre un terme à la coutume barbare et routinière d’enchaîner les aliénés. » Mais comment admettre que c’est un autodidacte, écrouelleux « incurable », pensionnaire agonisant de Bicêtre avant de revêtir le costume du « bon pauvre », qui a eu cette ténacité humaniste dont manquent encore bien des médecins ? L’institution médicale a ses blocages et ses pudeurs et préfère la légende selon laquelle c’est un médecin qui a libéré les fous !
La gravité bouleversante du récit tient, au-delà de son sujet, à un choix d’énonciation très particulier : Marie Didier s’adresse à Jean-Baptiste Pussin pour raconter son histoire, et ce « tu » produit un effet de proximité et d’intimité, une noblesse aussi dans l’interlocution à hauteur d’homme qui confèrent à ce livre une grande part de son épaisseur méditative et empathique, dès les premières lignes : « Tu peux à peine bouger, contraint au silence, au recueillement dans ce désert puant, dans ce désert bruyant ». Cette proximité d’un dialogue imaginaire ne signifie pas abondance de documents et de renseignements : « De cette période de ta vie avant tes entrées dans les hospices, je ne sais rien ». Il a été tanneur à Lons-le Saunier (Jura), puis soldat avant d’arriver à Paris, où il a été « ramassé un soir dans une venelle […], évanoui. Tu avais vingt-six ans. C’était le 5 juin 1771 ». C’est à un hasard que l’auteur doit sa rencontre avec son « personnage », que l’une a pu rencontrer son autre, si l’on veut le dire dans les termes de la collection « L’un et l’autre » où a d’abord été publié ce livre : « Avec toi, tout a commencé par la lecture d’un livre donné par un ami sur l’histoire des vieux hôpitaux de Toulouse. Pinel retient mon attention. […] Au détour d’un chapitre, dans l’épaisseur de quelques notes de bas de pages, je découvre ton existence. Le peu qui se révèle alors à moi m’intrigue, m’apparaît décisif bien que relégué dans les marges et va me contraindre mois après mois à fouiller dans les revues, à lire de plus en plus de livres, à rencontrer historiens, psychiatres éminents […], à décrypter, à recopier à la main des manuscrits […]. Je t’ai reconnu, et il faut bien le dire, j’ai appris à te traquer.
Taciturne, secret, toujours obscur (l’histoire officielle ne s’étant pas privée de t’effacer simplement de ses étagères glorieuses allant jusqu’à écorcher souvent l’orthographe de ton nom), j’ai guetté la trace en apparence la plus insignifiante de ta vie. Le détail le plus fugace devenait pour moi lueur dans les ténèbres de ton existence. Tu as connu la maladie, les humeurs froides […] de la tuberculose qui a mis ta vie en péril ; j’ai séjourné plusieurs années en sanatorium où j’ai failli mourir. Tu es devenu soignant ; je suis devenue médecin. Là s’arrête ce qui nous unit, mais plus tard, en avançant vers toi, je découvrirai autre chose qui me fera ne plus vouloir te quitter : par esprit de survie, par nécessité, par intelligence, par compassion innée, tu as su prendre des chemins difficiles, de ceux que presque personne jusque-là en France n’avait osé fréquenter ».
Dans la cour des Fous à Bicêtre, Jean-Baptiste Pussin découvre la porosité de la frontière entre les fous et lui, et moi, et vous : « Alors pour la première fois —cette vision de toi va te laisser pétrifié— tu te souviens de ce hurlement sans fin qui aurait pu sortir de toi, qui jaillit maintenant de la gueule de ce fou arc-bouté au mur de la cour […]. Tu ne le sais pas. Tu viens de découvrir en toi une chose éblouissante, secrète, qui ne s’apprendra ni dans les écoles, ni dans les universités, qui a été et sera bâillonnée longtemps, qui va bouleverser ta vie et celle de tant d’autres : tu aurais pu être pareil à ces fous. Ils auraient pu être pareils à toi. »
C’est tout un chemin ensuite pour rendre la vie des fous moins douloureuse, améliorer leurs repas et leurs journées, en interdisant aux gardiens de les battre. Il va se livrer à un travail de recensement des fous dans Bicêtre, « pour arrêter le poing de [s]a colère devant le traitement ignominieux des insensés. « L’ignominie pour les fous est dans l’ordre de la nature. Le fou n’est pas un malade. C’est un animal. Un animal peut supporter la chaleur, le ffroid, la douleur, et toutes les misères de l’existence. » Le constat de Marie Didier vaudrait encore pour bien des hôpitaux psychiatriques de nos sociétés qu’on dit civilisées et modernes. C’est ce qu’elle semble suggérer lorsqu’elle écrit : « Cette violence rusée, brutale, qui te fait ressembler à un dompteur de fauves, peut choquer nos esprits. A notre époque, nous utilisons les piqûres de neuroleptiques. Elles nous donnent une apparence plus amène. »
Avec sa femme Marguerite, qu’il a épousée le 26 mai 1786, il cultive le jardin potager de Bicêtre pour améliorer la soupe servie aux fous. « Tous ces détails domestiques qui peuvent sembler fastidieux, dérisoires, émeuvent plus que n’importe quelle diatribe généreuse pour changer le monde. » Ce qui fait la force de ce livre, c’est les parallèles suggérés entre le passé et le présent, qui semblent ouvrir des abîmes sous nos pieds et dont les questions résonnent longtemps après qu’on a refermé le livre. A propos des massacres de septembre, qui n’ont pas épargné Bicêtre, Marie Didier évoque le Rwanda : « Comme à Bicêtre, le travail s’est effectué avec méthode, avec rigueur. Comme à Bicêtre, il a fallu de l’alcool, beaucoup d’alcool, lorsque tard dans la nuit, les tueurs retrouvaient leur village. »
Elle cite également Appelfeld et son récit sur le sort de fous du ghetto de Czernowitz, en 1938… ou le livre sur le sort des détenus de la Santé qui a valu à son auteur, médecin dans cette prison, bien des avanies. Elle éclaire les découvertes de Pinel sur les bienfaits de l’eau d’une vidéo de Bill Viola vue au musée Guggenheim de Bilbao. Ce n’est pas un livre d’Histoire, au sens strict, mais il est pourtant très documenté et plein de faits et de dates, pris dans le courant d’une ample méditation humaniste. Une des clés de la composition de ce récit se trouve dans une citation des Carnets de Joubert : « Celui qui imagine sans érudition a des ailes et n’a pas de pieds. »
C’est un livre plein d’anecdotes saisissantes, de descriptions, de digressions aussi qui permettent à l’auteur de se regarder comme au miroir de cet anonyme auquel elle redonne son nom en lui rendant hommage. La lecture en est bouleversante du début à la fin et on doit parfois l’interrompre pour laisser lentement s’écouler le flux des émotions, la force des images et des impressions, le dégoût devant certaines descriptions qui prennent à la gorge. Mais c’est surtout un livre qui réconcilie, qui refait le lien humain, en citant le Mémoire sur la Manie de Pinel, lu en public en décembre 1794 devant la Société d’Histoire naturelle : « C’est le plus souvent en outrepassant les vertus et en exagérant les penchants généreux et magnanimes que l’homme est conduit du libre exercice de la raison à la folie… ». Dédié « à ceux qui n’ont pas la parole », ce livre est une façon de leur rendre les mots, d’en mettre sur des tabous toujours actuels. C’est aussi un grand livre politique, au sens le plus digne du terme, si c’est encore possible, que l’on devrait faire lire aux étudiants de première année de médecine, comme Jean-Baptiste Pussin a lu Hippocrate à Bicêtre, pour comprendre.
C’est aussi un livre modeste, et grand dans cette modestie, comme en témoigne ce paragraphe : « Je voudrais des mots, les plus simples, un souffle entre les mots, pour laisser monter, non pas la vérité qui m’est inaccessible, mais l’âme de la vérité. Celle des insensés, la tienne. »
Et tout s’éclaire à la fin de cette lecture, d’une des phrases citées en épigraphe, elle est de William Faulkner : « L’huître sécrète une perle de ce qui la blesse ». C’est bien le sens de la littérature et cette perle peut briller au cou de tous les lecteurs qui auront peut-être envie de dire merci pour ce beau travail secret.

 

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Cette chronique est parue dans le numéro 25